L'ère du soupçon
sur les tribunaux de commerce Dans les Alpes-maritimes, Maxime Bednawski, un important liquidateur judiciaire, a été mis en examen pour «malversations» et écroué. Ailleurs en france, certains de ses confrères sont aujourd'hui soupçonnés d'escroqueries, parfois commises avec l'appui de juges consulaires, voire de magistrats du parquet. - C'était une sorte d'empereur régnant durement sur des sujets fragiles: à Mougins, le village chic de l'arrière-pays cannois, Maxime Bednawski a dirigé pendant des années une des plus grosses études de liquidateurs de justice de l'Hexagone. Ses clients, entreprises en mauvaise santé, ne l'aimaient guère mais le craignaient.
Dès le mois de mars 1990, les Renseignements généraux alertaient le ministère de l'Intérieur sur des scandales explosifs le mettant en cause, mais la justice ne bougeait pas. Et puis, récemment, à la suite de deux plaintes pour «escroquerie et tentative d'escroquerie» déposées par une décoratrice cannoise confrontée à ses méthodes, Maxime Bednawski est tombé. A Grasse, le juge Arfiningo, chargé d'instruire l'affaire, l'a mis en examen pour «malversations» et fait écrouer, fin novembre, après avoir découvert, au cours d'une perquisition à son domicile, 100.000 francs en liquide.
Le magistrat instructeur lui reproche surtout d'avoir fait transiter sur un compte personnel des sommes mises sous séquestre dans son cabinet. Ouvert dans une agence de la banque italienne Monte Paschi di Sienna, le compte était rémunéré à un taux de 25%, alors qu'un decret de loi prévoit que les fonds provenant des procédures de liquidation doivent être consignés à la Caisses des dépôts et consignations à un taux inférieur à 3%.
Administrateur aussi puissant que mal-aimé. A l'origine des ennuis du liquidateur, l'obstination d'une bretonne, Roselyne Bourgain, installée de longue date à Cannes. En 1987, une de ses sociétés, Planète 2000, se trouve en cessation de paiement. Le tribunal de commerce de Grasse appprouve le plan de redressement d'un administrateur judiciaire de Cannes, Gérard Coderch. Mais le représentant des créanciers de la décoratrice ­ Maxime Bednawski ­ n'est pas d'accord. Il veut la liquidation. Après moult tribulations, le tribunal confirme, le 23 juillet 1990, Gérard Coderch comme administrateur judiciaire. Mais un document daté du même jour, émanant en apparence du tribunal, désigne un autre administrateur, Louis Ezavin, le plus important mandataire de justice de Nice, un des plus puissants en France, aussi peu aimé et aussi influent que l'est Maxime Bednawski à Grasse.
Ce jugement prononce la «confusion des patrimoines»: en cas de liquidation, les biens personnels de Roselyne Bourgain seront engagés. Or, toutes les décisions prises par la suite ­ presque systématiquement défavorables à la décoratrice ­ l'ont été en fonction de ce jugement basé, selon Me Renaud Dufeu, son avocat, sur un faux qui d'après lui «n'a pu être obtenu sans la complicité, pour ne pas dire davantage, des membres ou de certains membres du tribunal de commerce de Grasse». Il vient de déposer une requête en suspicion légitime.
Les ennuis de Roselyn Bourgain font frémir. Deux ans après la mise en redressement de sa société, Maxime Bednawski obtient l'ouverture d'une nouvelle procédure visant ses biens personnels et la justifie par diverses créances, notamment une dette de 1.568.000 francs au Trésor public. En réalité, la somme dûe n'est que de 156.800 francs. «Il s'agit d'une erreur de saisie informatique dont je suis certes à l'origine, mais dont, tout au long de la procédure, personne ne semble s'être aperçu», explique le syndic. «Toute cette histoire est absurde. Mon client a formidablement réussi et comme il ne cherche pas forcément à être sympathique on le jalouse. Dans cette affaire il n'a fait que défendre les interêts des créanciers», soutient son avocat, Me Michel Lopresti. Roselyne Bourgain, elle, n'en démord pas: Maxime Bednawski a voulu la spolier.
Des pratiques qui suscitent des réserves. Les ennuis du mandataire, remis en liberté il y a quelques jours après un peu plus d'un mois de prison, sont passés relativement inaperçus. Mais une association d'entrepreneurs s'estimant «victimes» de tels agissements s'est créée et envisage de déposer des plaintes. Un peu partout, les pratiques des mandataires de justice, en particulier des liquidateurs, suscitent des réserves grandissantes. On leur reproche souvent de lâcher à vil prix des sociétés que des repreneurs amis revendent ensuite avec de larges bénéfices, de s'entendre avec des cabinets d'avocats, certains greffiers complices, voire carrément des juges consulaires ou même des magistrats du parquet, pour truquer les différentes procédures commerciales.
Actuellement, les milieux judiciaires niçois sont secoués par les suites de l'affaire Syntech. Alors que le tribunal de commerce lui avait donné son feu vert, Georges Hening, le repreneur de deux sociétés domiciliées dans la ville, est incarcéré depuis le 7 avril dernier dans une prison de Bois-d'Arcy (Yvelines), après une mise en examen pour «abus de biens sociaux». Alerté par des salariés d'une des deux entreprises, installée en région parisienne, le parquet de Versailles avait ouvert une information judiciaire. Les résultats des investigations du juge Catherine-France Rechter et de la section économique et financière de la police judiciaire sont confondants: loin de relancer les deux entreprises, Hening et son conseiller financier, Joël Lechaux, les auraient dépouillées, détournant grâce à diverses complicités près de 13 millions de francs.
300.000 francs de pot-de-vin. Les deux compères n'en étaient pas à leur première escroquerie, mais, à Nice, parmi les différentes personnes censées contrôler la cession, personne ne s'en était aperçu. Le parquet de Versailles n'a pas hésité alors à porter le fer sur place. L'administrateur judiciaire, Marie-Christine Faivre-Duboz, en a fait les frais la première et a été mise en examen. Proche de Joël Lechaux, elle ne pouvait ignorer le profil du personnage. Son avocat plaide la bonne foi. Puis Lechaux est passé à table et a dit avoir versé un pot-de-vin de 300.000 francs à un juge du tribunal de commerce. Il s'agit du président de la chambre des procédures collectives, Claude Bouttau, suspecté d'avoir favorisé le dossier des repreneurs. Mis en examen pour «corruption passive» au mois de décembre, Claude Bouttau a été placé sous contrôle judiciaire. Les enquêteurs comprennent mal que personne n'ait vérifié l'origine des fonds ayant servi à la reprise: Hening et Lechaux ont tout simplement puisé dans les fonds propres de la société pour la racheter! «Dans cette histoire», dit un des enquêteurs, «personne n'a fait son travail, le commissaire chargé de l'éxecution du plan n'a rien vu, l'administrateur était complice, le président de la chambre acheté, et le parquet de Nice n'a pas surveillé comme il se devait la procédure.»
La porte ouverte à tous les dérapages. A Nice, les habitués du tribunal de commerce ne sont pas autrement étonnés de ces anomalies. Balitrand, une des plus grosses entreprises de matériaux de construction de la région, mène campagne contre le tribunal depuis 1993. Candidate à la reprise d'une société en difficulté, Di Sanit, elle s'est vue préférer sa concurrente directe, Ciffréo Bona. Curieusement, dans cette affaire, les avocats du repreneur et de la société en redressement, respectivement Brigitte Bailet et Pascal Klein, sont associés dans le même cabinet (Klein-Montagard), qui défend aussi fréquemment l'administrateur judiciaire Louis Ezavin, omniprésent dans la plupart des procédures commerciales, ainsi que d'autres mandataires. Or, la loi entend distinguer clairement les intérêts et les fonctions, normalement contradictoires, des différentes parties. Confusion supplémentaire: Brigitte Bailet est l'épouse du greffier du tribunal de commerce. Un mélange des genres bien ambigu: face à des juges consulaires sans grande formation, issus directement du monde professionnel, les greffiers, les mandataires de justice et cabinets d'avocats spécialisés imposent à peu près ce qu'ils veulent. En cas d'entente illicite c'est la porte ouverte à tous les dérapages.
Les parquets assurent normalement un garde-fou en déléguant un substitut chargé de surveiller les procédures les plus sensibles. Ceux de Nice et Grasse sont actuellement sur la sellette pour leur laxisme. «Nous ne sommes pas là pour contrôler la transparence des opérations, ce n'est pas notre rôle, mais pour défendre les interêts des créanciers ou des salariés», plaide Paul-Louis Auméras, procureur de Nice.
En attendant de nouveaux développements, la chancellerie suit avec inquiétude la progression du sinistre à d'autres tribunaux. A Châteauroux, un boulanger industriel en faillitte a mis le feu aux poudres en dénonçant la présence, dans le tribunal de commerce qui l'a mis en liquidation, de son principal concurrent. Dans la même ville, le plus gros administrateur judiciaire avait été mis en examen, l'an dernier, pour «malversations». A terme, tout le système de la justice consulaire menace d'exploser.- 
Alain LEAUTHIER